mercredi 4 février 2015

Conversation fantasmagorique avec Manuel Vázquez Montalbán



Un samedi d’hiver, j’ai décidé de combattre le froid à la manière de Carvalho : avec un plat de lentilles à l’étouffée au chorizo (de ferme, le chorizo, cela va sans dire) arrosé d’un rouge ni trop bon ni trop mauvais, de ceux qu’on trouve à cinq euros au supermarché, pour vous donner une idée. Que ce soit les effluves légumineux ou la chaleur du vin (qui, tout compte fait, devait provenir du rayon le plus bas), mais j’ai vu apparaitre Manuel Vázquez Montalbán… qui tentait désespérément de vider le fond de la bouteille et de tremper un morceau de pain dans le fond de la marmite.

– Mais… Monsieur Montalbán !

– Je crois que le pire, quand on est mort, c’est de pas pouvoir saucer le pain.

– Monsieur Montalbán… !

– Arrête de m’appeler Monsieur, merde, Manolo ça suffit.

– Désolé, c’est juste que la transsubstantiation en fin de repas, j’ai pas vraiment l’habitude… Alors, dites-moi, comment vous allez ? Vous reposez en paix ?

– Tu parles ! Je passe mes journées à écrire et à cuisiner. En plus de ça, je suis dans le comité directeur du PSUP (Parti socialiste unifié du purgatoire) et dans le comité exécutif de « Volemos »[1], une nouvelle force céleste qui réclame le droit de voler pour les anges pauvres. C’est crevant. Avec tous ces changements de température, j’ai attrapé la mort et j’arrive pas à m’en débarrasser. Mais le pire, c’est que Pinochet, Franco et Hitler ont monté une Troika et nous cassent les burnes. Ils sont d’accord sur rien. Comme ils peuvent plus tuer personne, vu qu’on est tous bien refroidis, ils sont pas fichus de proposer un programme commun. Quand l’un veut que les juifs lavent les chiottes, l’autre veut qu’ils financent les marais ; le troisième aimerait que son grand-père, aux signes de rabbinité ostentatoires, ne vienne pas l’embrasser pendant la réunion). L’un veut imposer l’uniforme et le service militaire à tout le monde, l’autre veut qu’on aille à la messe d’abord ; pendant ce temps, le dernier déporte les non-aryens au paradis, mais Saint Pierre est un sacré réac. Enfin bref, on s’occupe.

– Mais… Alors le paradis et le purgatoire existent vraiment ? C’est pas vrai ! Je m’attendais pas à ça, et encore moins d’un athée marxiste aux velléités culinaires comme vous.

– Oui, bon, faut pas exagérer. Les catholiques ont écopé du pire. Figure-toi que la vraie religion est un mélange entre l’adventisme du septième jour et la branche orthodoxe du taoïsme.

– Sérieux ?

– Non, putain. Un ectoplasme n’a pas le droit de rigoler ?

– Si… Bien sûr, bien sûr. Et, dites-moi, qu’est-ce qui me vaut l’honneur de cette apparition ?

– Ben, à vrai dire j’en avais un peu marre des gens du purgatoire. Tu peux pas savoir la quantité de drôles qu’on a retrouvés là-bas. En plus, depuis que Terenci Moix copine avec Marlon, je le vois plus… Alors j’ai décidé de me faire une balade à Barcelone, histoire de voir comment vont les choses. Après, pourquoi j’ai atterri chez toi, ça, je sais pas.

– Les voies du taoïsme orthodoxe sont impénétrables.

– Qu’est-ce que tu dis ?

– Non, rien, rien… Et vous dites que vous n’êtes pas au courant de ce qui s’est passé ici depuis… 2003 ?

– Ben si, oui, c’est ça. Faut dire qu’on perd l’intérêt, faut pas se voiler la face, et puis quand on meurt on éprouve un peu de rancune envers ceux qui sont pas morts, mets-toi à ma place. Alors raconte-moi, raconte-moi. Aznar ne va pas revenir au pouvoir, hein ? Quand je faisais la queue aux portes du paradis, j’ai lu dans le Celestial Times ce qui est arrivé le 11 mars 2004[2] et j’en étais malade. Après, que le gouvernement change comme il l’a fait, ça m’a pas non plus étonné. Enfin, vous savez comment ça se passe. Et oui, j’ai emporté un joli souvenir dans l’au-delà, histoire d’en discuter avec Caronte : pour la première fois depuis des lustres, le peuple espagnol ne s’est pas laissé complètement gruger, pas autant qu’avec le coup d’État de 1981. En plus, les gens se sont démenés pour aider à la gare d’Atocha.

– Oui, c’est vrai. Mais vous verrez que… ce qui s’est passé depuis est un tantinet compliqué. Depuis les dernières élections, le parti au pouvoir, avec la majorité absolue, c’est le PP[3]. Ce n’est pas Aznar qui gouverne officiellement mais la « aznarité »[4] continue, et elle se porte bien. Elle fait toujours autant de mal, soit directement soit via des fondations comme la FAES[5].

– Et c’est Gallardón le président ?

– Rajoy.

– C’est pas possible ! Alors vous aussi vous êtes en enfer à ce que je vois.

– Pas loin. Ces dernières années, s’il n’y avait pas eu une certaine résistance, le discours dominant aurait été tellement cynique et pessimiste qu’on aurait fini par rêver de suicide collectif.

– Sois gentil de ne pas trop la ramener en me citant de tête – et sans même dire que c’est de moi, par dessus le marché. Si tu as si bonne mémoire, tu devrais aussi te rappeler que je venais d’écrire qu’à défaut d’une guerre nucléaire, on a eu droit à une troisième guerre mondiale, la froide, et qu’on nous a annoncé que le rationalisme symbolisé par le cordon ombilical reliant la Révolution française à la Révolution soviétique nous contraignait à expier les chimères utopiques et à nous installer sur la planète des singes, honteux et résignés, les océans de sang versés par la civilisation capitalisto-libérale soi-disant asséchés, puisqu’elle s’occupe maintenant de bombarder le globe de hamburgers et de poulet froid du Kentucky, livrés par des coursiers aux casques bleus. En parlant de poulet, il reste des lentilles ?

– Euh… non, j’ai peur que non. On peut aller manger un truc dans le coin. Mais avant promettez-moi de m’écouter quand je vous expliquerai quelques-unes des choses qui sont arrivées au monde ces onze dernières années.  

– Moi je ne promets rien et je me tirerai dès que j’en aurai assez.

– C’est moi qui invite. Et on va chez Leopoldo.

– Mmmmm… Marché conclu. Allez, raconte, ou demande, ce que tu veux, mais fissa.

– Vous êtes parti avant que n’éclate la crise économique globale, qui a pris la forme d’une « bulle immobilière » en Espagne.

– Dis pas de bêtises. C’est d’abord une crise de capital, même si elle a ses propres caractéristiques, par exemple le fait qu’elle apparaisse comme un résultat de la financiarisation. Ils ont beau dire, c’est une crise de production, comme toutes les autres.

– Euh, oui, c’est possible. Bon, cette crise a commencé à avoir des conséquences sociales en 2007 et on dirait qu’elle est en train de reconfigurer la carte économique et politique.

– Comme d’habitude. Continue.

– Avec cette vague libérale on a vu s’épanouir les savoirs complexes et complémentaires dont vous parliez en 1995, quand vous disiez que le politique professionnel aurait besoin, pour jouer son rôle d’expert, du pacte social implicite d’une démocratie représentative, de plus en plus éloignée du peuple : le savoir économique, le savoir administro-législatif, le savoir organisateur et la propagande.

– Naturellement. Avant mon départ, l’exemple le plus flagrant de l’acquisition de cette « expertise » (lire et brûler ce mot) était Felipe González, qui nous a fait une très belle pirouette. Carillo[6] a échoué, dans tous les sens du terme, heureusement ou malheureusement, en ça comme en d’autres choses. Aznar et compagnie sont leurs héritiers.

– Le meilleur exemple aujourd’hui pourrait bien s’appeler Pablo Iglesias[7]. On aura le temps d’en parler. Mais avant, dites-moi, vous croyez que les idéaux qui ont structuré l’horizon de ce qu’on a appelé “la culture progressiste” jusqu’à la chute du Mur, et qui ont disparu avec lui, pourraient revenir en force. Je parle de ces fables dont vous avez fait la liste : « le système démocratique ; la finalité historique émancipatoire ; les indispensables changements sociaux impulsés par la bourgeoisie et ensuite par le peuple ; l’Europe comme troisième voie entre le capitalisme sauvage et la barbarie autrefois communiste aujourd’hui intégriste ; la gauche dans sa tentative de changer et la droite dans celle de conserver. »

– Honnêtement, tu crois que je vais répondre à cette question l’estomac vide ?

– OK, OK. Laissez-moi au moins vous dire que, après ce qu’on a appelé « le Printemps arabe », une vague de soulèvements populaires dans des pays comme l’Égypte, l’Algérie ou la Tunisie, l’Espagne a vu éclore une indignation citoyenne qui a ensuite été baptisée le mouvement des « Indignés » ou “15M”[8]. Il a eu des répercutions jusqu’aux Etats-Unis, en Grèce, au Mexique, en Brésil ou en Turquie. Une des premières références était l’ancien résistant français Stéphane Hessel. Les Indignés réclamaient une « vraie démocratie », sans corruption, sans pressions financières, sans élites coupées de la réalité. Le mouvement a rallié beaucoup de gens qui ne se retrouvaient pas dans les courants préexistants, et qui n’ont pas d’emblée voulu chercher les raisons historiques expliquant les spécificités du contexte espagnol. D’ailleurs, à certains endroits, les drapeaux n’étaient pas admis, pas même la bannière républicaine.

– Ah, tu vois. Et ce « Printemps arabe », il a réussi à libérer un peu ces pays de la sempiternelle domination ? On s’est rapprochés de l’Algérie de Fanon ?

– Non. On est toujours dans l’après-11 septembre. C’est la guerre en Libye et en Syrie ; Israël a récemment bombardé Gaza ; la France a envoyé des troupes au Mali pour contrer une soi-disant menace terroriste… Ils ont tué Kadhafi, Sadam Hussein et Ben Laden et montré leurs cadavres aux caméras pour la plus grande joie du monde « civilisé ». Et il y a quelques jours, après l’attentat contre le journal Charlie Hebdo par des djihadistes, la France a lâché ses tanks et son islamophobie. Et ça va sans doute continuer longtemps comme ça.

– Je vois, toujours la même rengaine, une troisième ou quatrième guerre froide. Bientôt ils nous inventeront une guerre contre la Russie ou la Chine.

– C’est déjà le cas, en Ukraine pour le moment. Viktor Ianoukovytch a été déboulonné par un coup d’État déguisé en processus constitutionnel. Il a été traité de traître dans tous les médias pour avoir contrecarré les exigences de la  Commission européenne afin que l’Ukraine entre dans l’Union européenne en gardant un minimum de souveraineté. Ce qui était une manœuvre géostratégique très proche de la guerre des Balkans a été présenté comme une sorte de guerre civile à caractère nationaliste. 

– Et du côté des Indignés ? Est-ce qu’il en est resté quelque chose ? Une organisation populaire ou quelque chose de ce type ?

– Des flux et des reflux. Le mouvement a bien généré « les marées », des rassemblements qui ont une influence certaine, notamment contre les coupes néolibérales dans les services publics. Mais les assemblées qui s’étaient auto-organisées dans les quartiers ont disparu presque partout.

– Et le PCE[9] n’en a pas profité pour regagner la force mobilisatrice qu’il avait autrefois, avant que Carillo nous vende la révolution passive par les institutions.

– Il y a eu des tentatives, mais elles n’étaient pas à la hauteur de la situation. Le PCE a commis l’erreur de ne pas changer de forme ni de consignes, de s’en tenir à une lecture purement politique de la situation, pour contourner un obstacle fondamental : la répulsion généralisée envers tout ce qui pourrait ressembler à du communisme. Ça revenait à accepter la monarchie, disperser les manifestations, et nous déguiser en bureaucrates parlementaires. Il y aurait eu bien des leçons à tirer, et encore plus de choses à changer.

– Eh, petit con, tu crois que je ne le sais pas ? Est-ce qu’on avait une meilleure réputation en 2003 ? Et une immense influence ? Des consignes strictes, mais pas la moindre analyse de la situation qui aurait permis de mener une action adaptée aux réalités du terrain. Il y avait tant de leçons à tirer de ce qui se passait en Amérique Latine…


– D’ailleurs, quelqu’un les a tirées, ces leçons, et est en train de les mettre en pratique ; on verra avec quels résultats. Une force politique a émergé et elle est en train de gagner du terrain. Elle s’appelle « Podemos ». Ils viennent de l’université et ils prennent Lénine et Gramsci très au sérieux, surtout pour ce qui est de l’appropriation des moyens de communications et de l’hégémonie culturelle des classes bourgeoises, sans parler des expériences boliviennes. Pourtant ils ne parlent ni de gauche ni de droite, juste de dignité face à « la caste », les élites dirigeantes quoi. Suivant les préceptes pseudolacaniens d’Ernesto Laclau, ils essayent d’appliquer un modèle populiste – dans le sens de ce qui est mis à l’écart du politique – en recourant à des « signifiants vides » que le peuple investit et qui investissent le peuple. Ensuite ils considèrent que, comme en Grèce et d’autres pays du sud de l’Europe, particulièrement maltraités par la désindustrialisation et la sujétion à la Troika européenne, ce populisme-là pourrait être un moyen d’accéder non seulement au gouvernement, mais au véritable pouvoir. Certains les taxent de réformistes ou d’instruments au service du capital, d’autres de radicaux.

– Le débat entre réformisme et révolution, je m’en fous. C’est pas le plus important. Est-ce qu’ils favorisent la diffusion d’une conscience de classe ?

– Ben, ils canalisent la colère envers « la caste ».

– C’est pas ça qui m’intéresse. Est-ce qu’ils créent des réseaux de solidarité, de revalorisation de la culture populaire, de la mémoire historique ?

– …

– Est-ce qu’ils proposent des alternatives politiques et économiques qui permettraient de retrouver la souveraineté nationale ?

– Ils ont l’air d’être d’accord avec Thomas Piketty sur l’idée qu’un keynésianisme de gauche et un appel conjoint de l’Italie, la France et l’Espagne feraient relâcher la pression en faveur des intérêts – essentiellement allemands – du capital européen.

– Pour l’instant, si quelqu’un a besoin de se relâcher, c’est moi. Allons manger.

– D’accord. Mais je vous préviens que le Barrio Chino[10] que vous allez trouver n’a plus rien à voir avec…
– Tais-toi, tu me coupes l’appétit.



[1] « Nous volons » : allusion au parti espagnol Podemos (« Nous pouvons »).
[2] Allusion aux attentats dans les trains de banlieue de Madrid qui ont tué 191 personnes et fait près de 1 400 blessés. Plusieurs bombes ont explosé à l’intérieur ou à proximité des gares d’Atocha, El Pozo del Tío Raimundo et Santa Eugenia. Le gouvernement et les médias ont initialement attribué ces attentats à l’organisation séparatiste basque ETA, jusqu’à ce qu’ils soient revendiqués par la nébuleuse islamiste Al-Qaïda.
[3] Partido Popular : parti conservateur et libéral créé en 1989 par Manuel Fraga ; dirigé par l’ancien président espagnol José María Aznar de 1990 à 2004.
[4] Allusion à l’ouvrage de Manuel Vázquez Montalbán intitulé La Aznaridad.
[5] Fundación para el Análisis y los Estudios Sociales : fondation liée au Partido Popular, dont José María Aznar est le président actuel (janvier 2015).
[6] Santiago Carillo : dirigeant du Parti communiste espagnol de 1960 à 1982.
[7] Actuel leader du parti Podemos.
[8] En référence au 15 mai 2011, marquant le début du mouvement.  
[9] Parti communiste espagnol.
[10] Surnom du Raval, quartier du centre de Barcelone. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire